Le veto et la rémunération comme supports de nos décisions
Un petit préalable est nécessaire pour introduire le système de décision avec lequel nous entendons commencer : il n'est pas question, là non plus, qu'un petit groupe (les Sidéropolitain.e.s actuel.le.s) décident pour tout le monde et pour l'éternité de comment nous prendrons nos décisions. Nous avons déjà décidé que nous travaillerons le fer, et revenir sur ce choix là semble complexe par rapport au fait qu'il s'agit presque du but autour duquel nous nous réunissons, et que construire le haut-fourneau aura consumé une grande quantité d'énergies. Mais mis à part ce choix-là, la définition de Sidéropolis, le reste doit rester le reflet de qui nous sommes à chaque instant, et doit donc pouvoir changer.
Nous ne proposons donc qu'un système de de prise de décision initial, et il est tout à fait acceptable de proposer comme sujet d'une de ses prises de décision de le modifier ou de le remplacer !
Nous avons choisi d'appeler notre système de prise de décision ASO, pour Anarchique Standard Organisation (oui, nous sommes les seul.le.s à appeler cela comme ça, et c'est un standard qui est appelé à évoluer si le besoin s'en fait sentir... Et qui de toute façon nous semble dès le début plus pertinent que tous les ISO de l'International Organization for Standardization) L'ASO est une proposition de Souleymane (qui l'explique avec d'autres mots), et nous les autres (moi qui écris cette page je suis Tom) n'avons pour l'instant rien trouvé à proposer de mieux, même si nous y voyons toutes et tous des inconvénients majeurs. Pour la définir, il est parti de deux constats (1, 2), que nous partageons.
L'important est de savoir s'arrêter à temps
Le premier constat est celui de la dangerosité de la course au progrès et à l'innovation technologique, qui est actuellement ce qui pousse le monde capitaliste vers la ruine de la planète, tant humainement qu'environnementalement. À trop vouloir résoudre des problèmes précis sans réfléchir à ceux que l'on crée, on en ajoute et cause presque à coup sûr plus de mal que de bien. Une analogie résume bien notre situation : avant de monter dans une voiture, il nous semble plus important de vérifier les freins que le moteur, car ce sont leurs déficiences qui causent les accidents les plus graves.
En réponse, nous voulons que l'ASO comporte un moyen d'enrayer la prise d'une mauvaise décision, et que les personnes qui auront été impliquées dans cette prévention en sortent indemnes, voire grandies. Pour cela nous avons décidé de mettre en place un droit de veto individuel sur toute idée, de qui qu'elle vienne, et sur toute décision, quel que soit le groupe qui la prend. Pour que ce veto soit accepté, celle ou celui qui le pose doit exposer les bases logiques, scientifiques et/ou expérimentales1 du raisonnement qui montre que l'idée ou décision sur laquelle porte le veto est en contradiction avec notre objectif d'aller vers un mieux-être de l'humanité. Si à la suite de cela les deux parties ne parviennent pas à se mettre d'accord, le veto doit être étudié par d'autres personnes.
De manière à éviter des dérives, il est préférable que celles et ceux qui valident les veto soient complètement extérieur.e.s au processus de décision, et même à la richesse produite. L’idéal étant qu’elles et ils soient sur d’autres continents, car dans ce cas leurs intérêts personnels sont liés à la planète et à un veto bien appliqué. Ils et elles seraient tiré.e.s au sort parmi un panel de scientifiques humanistes, et ne doivent connaître ni le nom des deux parties ni idéalement leur localisation (pour l'instant, le lieu ne peut être que Sidéropolis...) Si vous souhaitez faire partie de ce groupe, dites le nous, que vous ayez une expertise (reconnue ou non) dans un domaine qui nous concerne (la construction en matériaux dégradables sans danger, la sylviculture, le charbonnage, le travail du fer, les décisions litigieuses, les problèmes entre personnes, l'évaluation des conséquences sociales et environnementales de décisions,...) ou que vous soyez simplement intéressé.e.s par ces thèmes !
Le bénévolat ne conviendra pas
Le second constat est que, comme explicité sur la page nous présentant, donner de son temps bénévolement pour participer à quelque chose qui nous tient à cœur est surtout possible quand on se sent à l'aise financièrement. Et nous voulons construire Sidéropolis de manière à ne pas attirer que des personnes dans ce cas.
Pour éviter qu'il y ait chez nous formation d'une classe dirigeante qui peut se permettre de participer à des prises de décision bénévoles, nous avons décidé que l'ASO inclurait une rémunération pour toute participation à une prise de décision, à hauteur de l'engagement qu'elle représente. Ainsi, il est en particulier prévu de rémunérer la proposition d'idées, le fait de porter une idée même si elle ne vient pas de soi, la participation au choix entre plusieurs propositions, le fait de bloquer une mauvaise décision via un veto, et le fait d'évaluer la pertinence d'un veto.
Bien sûr, que leur réponse confirme ou invalide un veto, celles et ceux qui l'étudient sont rémunéré.e.s la même somme, pour ne pas biaiser leur choix. Et pour ce qui est de l'évaluation de l'engagement que représente chaque participation, elle dépend de la manière précise dont est mise en place l'ASO, au delà de ces deux grands principes que nous nous sommes fixé.e.s : le veto comme frein et la rémunération comme moteur.
L'ASO en mots
Pour que chacun.e puisse prendre part aux décisions importantes, des réunions sont tenues quasi quotidiennement autour du haut-fourneau. Toute personne peut y proposer une question sur laquelle elle ou il demande au collectif de trancher, et on ajoute cela à l'ordre du jour d'une réunion de son choix (celle qui est en cours si il y a très peu d'enjeu, ou une qui aura lieu dans les jours ou semaines à venir pour se donner le temps de mûrir des idées sur des sujets plus complexes). Une part des bénéfices du haut-fourneau, fixée en amont, est allouée à la rémunération des personnes qui participent au travail de prise de décision, au même titre qu'une autre rétribue le travail matériel, tandis que le reste est ce qui sera réparti entre les différents projets au cours de la réunion. (Il y a également une part qui est prélevée pour re-remplir la cagnotte qui rémunère l'évaluation d'un veto s'il y en a eu qui ont été posés.)
On obtient donc d'une part un ordre du jour composé des différentes questions à traiter, et d'autre part une quantité fixée d'argent2 qui va être distribuée lors de la prise de décision. La première décision concerne la répartition de ce budget entre les différentes autres décisions, tandis que sa part à elle est fixe.
Pour cette décision comme pour toutes les suivantes, nous entrons dans la partie de l'ASO sur laquelle nous n'avons pas un avis unanime, mais qui est néanmoins ce que nous utilisons pour l'instant et jusqu'à trouver une solution meilleure.
Le principe est de proposer une compétition d'idées pour chaque décision à prendre, sur le modèle des poules dans les tournois sportifs comme la coupe du monde de football, à ceci prêt qu'on est sûr.e de ce qu'on gagne qu'après le temps pendant lequel un veto peut être posé sur la décision. Voila une explication plus détaillée :
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Chaque personne qui va participer choisit une idée qui correspond au thème de la prise de décision. Cela peut être une idée nouvelle, ou une idée de la boîte à idées, dans laquelle on met toutes celles qui ont été proposées un jour à condition qu'il n'y ait pas eu de veto validé contre elles et qu'il soit toujours possible de les mettre en œuvre. On peut aussi venir sans idée si on ne parvient pas à en trouver une qui ait l'air pertinente sur ce thème. Après cette étape qui a en général lieu avant la réunion, toutes les autres sont en temps limité pour éviter que la prise de décision ne s'éternise.
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On tire au sort de petits groupes, appelés "poules", de sept (7) personnes au maximum et quatre (4) au minimum (si possible).
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Chaque personne présente l'idée qu'elle porte (si elle en a une) aux autres membres de sa poule.
À cette étape on rémunère chaque personne qui présente une idée. -
Ensuite, chaque poule détermine laquelle de ses idées lui plaît le plus. Actuellement cela se fait par une courte discussion suivie d'un vote3 où chaque personne désigne l'idée qui lui semble la meilleure, et celle qui a le plus de voix l'emporte directement.
Cette étape rémunère toutes les personnes qui participent au vote, et la personne qui a pensé l'idée choisie et celle qui l'a présentée. -
On tire au sort parmi les membres de chaque poule pour changer la personne qui représente l'idée choisie.
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Chaque personne qui a présenté une idée choisie transmet à celle qui la représentera ensuite les détails qui n'avaient pas été évoqués, les points importants sur lesquels insister,...
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On revient à l'étape 2 et on recommence avec les idées sélectionnées. La rémunération pour participer à un vote reste la même à chaque "tour", de même que celle pour représenter une idée, et la "prime" si cette idée est choisie, parce qu'elles correspondent à un temps de travail fixe, mais celle qui correspond à avoir pensé l'idée choisie augmente à chaque fois, parce qu'avoir très bonne idée prend souvent beaucoup plus de temps qu'avoir une bonne idée... Quand on a fait ça assez de fois, il ne reste plus qu'une idée : c'est celle qui sera mise en œuvre, sous réserve qu'aucun veto ne soit posé dessus pendant le temps où cela est possible.
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On distribue les sommes obtenues pour avoir participé à un vote et présenté une idée, mais pas celles liées au fait qu'une idée ait été choisie : il peut encore y avoir un veto qui montre que ce n'était pas une contribution pertinente.
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Pendant six (6) jours, toute personne peut poser un veto, sur n'importe laquelle des idées proposées, même si elle n'a pas été choisie au final, puisque la "mauvaise idée" ciblée risquerait de revoir le jour à une autre prise de décision, puisqu'on met toutes les idées encore utilisables dans la boîte à idées.
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Si un veto est posé, on tire au sort notre "panel d'expert.e.s" parmi les personnes qui se sont signalées comme disponibles pour ça. Ce groupe de trois (3) juré.e.s a sept (7) jours pour rendre son jugement, et est rémunéré indépendamment de sa réponse.
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Si le veto était malvenu, on distribue à la prochaine réunion l'argent laissé en suspens à l'étape 8 pour avoir eu et porté l'idée attaquée par le veto (donc deux (2) semaines après la prise de décision), comme on l'a fait à la réunion précédente pour toutes les idées pour lesquelles il n'y avait pas eu de veto (donc une (1) semaine après la prise de décision). En revanche, si le veto est jugé justifié, tout l'argent mis de côté parce que l'idée avait été choisie, à toutes les étapes, est donné à la personne qui a posé le veto, et l'idée est éliminée de la boîte à idées, et sa mise en œuvre n'a pas lieu.
Les sommes récupérées avec un veto justifié peuvent être considérables. Mais c’est une garantie indispensable, car un groupe doit faire très attention aux décisions qu’il prend sinon il perd tout. Ils n’auront rien ! Tout va à celle ou celui qui a prouvé leur tort. C’est l’argent de la spécialiste, de l’experte, de la chercheuse, de la lanceuse d’alerte,… De ce fonctionnement naît un nouveau pouvoir, mais il n'est pas obtenu au détriment des autres humain.e.s. C’est du gagnant–gagnant, garanti par des veto que tout le monde peut poser.
Souleymane
Les inconvénients que l'on voit actuellement
Il y a plusieurs points dans la mise en place concrète de l'ASO qui font débat chez nous, et nous serions ravi.e.s d'avoir votre aide à leur sujet, vous pouvez si vous le souhaitez rejoindre le groupe WhatsApp sur l'ASO ou nous contacter à ce sujet. Les problèmes que nous avons relevés à l'heure actuelle sont principalement reliés au principe et à l'organisation de la "compétition", qui va à l'encontre de plusieurs de nos idéaux, en particulier :
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Dans la plupart des groupes anarchistes que nous connaissons, il y a un attachement fort à ne pas utiliser le vote comme méthode de décision, mais à plutôt essayer de tendre vers une décision que personne ne refuse. En effet, le vote laisse sur le carreau des personnes dont l'opinion est complètement négligée au prétexte que suffisamment de personnes sont d'accord pour dire qu'il n'est pas nécessaire d'y prêter attention (ceci est une caricature, mais elle donne une bonne idée générale). De plus, d'un vote à l'autre ce sont souvent les même personnes, ayant un système de pensée différant d'une majorité d'autres, qui voient leurs idées rejetées. D'une part, cela empêche l'apparition d'idées radicalement différentes de "ce qui se pense" à un instant donné, en maltraitant psychologiquement d'autre part un petit groupe de personnes. Pour autant, il n'y a à notre connaissance pas de méthode miracle pour arriver à un consensus, en particulier avec un groupe de grande taille ;
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Le système par poules peut faire choisir une idée qu'une majorité de personnes peut trouver moins bien que toute autre idée. En effet, celles et ceux tiré.e.s au sort pour porter les idées choisies par leur poule n'ont aucune information sur ce que les autres personnes de leur poule pensent des idées des choisies par les autres poules, et ne représentent donc pas leur opinion à l'échelon suivant de la prise de décision. Ainsi, une fois que l'idée que l'on a participé.e à choisir dans sa poule a été éliminée plus tard dans la prise de décision, toute la réflexion que l'on a contribué.e à produire disparaît, sauf par l'influence qu'elle peut avoir eue sur les personnes qui l'ont entendue ;
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Dans nos travaux manuels, ou nos réflexions sur de la pure mise en œuvre technique, nous nous entraidons, et les personnes qui savent mieux faire expliquent aux autre et sont à leur disposition pour leur apprendre et les aider. C'est entre autres en cela que Sidéropolis est un haut-fourneau école. Dans un contexte compétitif, une compétence rapporte plus si elle n'est pas partagée, aussi les personnes qui maîtrisent l'art de convaincre ou de promouvoir des idées risqueraient de vouloir garder cela pour elles4, ce qui, à terme, établirait des structures de pouvoir. Le tirage au sort des personnes qui représenteront les idées "gagnantes" peut encourager les personnes qui ont des compétences rhétoriques à les partager, mais de préférences avec les personnes qui représenteront les idées qu'elles auront émises, or il n'y a pas de réel temps qui permette cela dans la conception de la réunion : il y a ici quelque chose à améliorer ;
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La prise de décision en temps limité, surtout lorsque l'on a des intérêts qui s'opposent, est très susceptible de mener à des conflits interpersonnels ouverts, opposant non pas des idées mais les personnes qui les représentent. Cela nous semble mener à la victoire presque assurée de la personne ayant le plus de confiance en soi, le plus de charisme5, le plus de véhémence dans ses propos. Cela ne mène donc pas à une "victoire" de l'idée la plus susceptible d'aller vers un mieux être de l'humanité (la méthode de prise de décision n'atteint pas son but), crée là aussi des structures de pouvoir, et peut faire naître des inimitiés ;
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Un autre problème du temps limité est qu'il incite à ne pas laisser de temps morts dans la conversation, et à couper la parole, ce qui réduit d'autant les chances des personnes timides ou maîtrisant moins bien la langue employée de pouvoir s'exprimer. Cela s'inscrit dans un contexte global où, à Guémédié et dans les alentours, les femmes ont été scolarisées moins longtemps que les hommes et parlent donc moins bien le français, qui est actuellement la langue véhiculaire à Sidéropolis vu la faible maîtrise du peul et du dialonké des premier.e.s Sidéropolitain.e.s. Ainsi donc, le système actuel perpétue l'oppression des femmes par les hommes (et d'autres oppressions systémiques) en les écartant des prises de décision : ce problème est probablement le plus dramatique de tous ceux listés ici, il s'agit encore une fois de l'apparition d'une structure de pouvoir...
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"Scientifique" ne veut pas dire pour nous que la personne qui le propose doit avoir un diplôme et une reconnaissance universitaire, mais simplement que l'idée doit ne pas se contredire elle-même, et s'appuyer sur des éléments explicables, que d'autres personnes que celle qui en parle peuvent comprendre. Cela veut en particulier dire que les éléments de sagesse populaire sont pertinents et doivent être pris en compte, et pas balayés d'un revers de main : il n'est pas pertinent que seule la pensée rationaliste à l'occidentale soit considérée ; pourquoi serait-elle plus pertinente en tout contexte quand on voit où elle a mené le monde ?... ↩
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L'"argent" désigne ici quelque chose de plus générique que le franc CFA, dont nous aimerions par ailleurs nous débarrasser. Il peut donc représenter quelque chose que l'on souhaite obtenir pour vivre mieux soi-même, que ce soit un service, une denrée alimentaire, un outil, quelque chose en rapport avec l'art,... Le mot "budget", pour nous, recouvre lui aussi une réalité plus large que de la monnaie approuvée par un état. ↩
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Le vote n'est pas le seul moyen de prendre des décisions, l'Instant Z en présente par exemple d'autres. Si l'on s'en tient malgré tout au vote, de nombreuses autres méthodes que celle utilisée ici existent, et on trouve sur internet des groupes qui pensent que certaines sont meilleurs que d'autres ; par exemple celui-ci soutient le vote de valeur, et explique le principe de beaucoup d'autres systèmes de vote (en particulier pour dire pourquoi le leur est mieux à leurs yeux, mais malgré tout la présentation est correcte et le site charge bien même avec une mauvaise connexion). ↩
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Une des grandes ambitions de Sidéropolis, même si elle n'a pas besoin d'être affichée, est d'amener anarchistes et autres [...]-istes à cohabiter ensemble au sein d'une organisation anarchique, avec l'idée que peut-être cela plaira suffisamment à celles et ceux qui ne sont pas initialement anarchistes pour qu'elles et ils le deviennent. On peut donc tout à fait rencontrer à Sidéropolis des personnes qui veulent accumuler du pouvoir, et qui n'en sont en temps normal dissuadées que parce que notre manière de nous organiser fait qu'elles gagnent plus à partager qu'à garder pour elles. Or, ici, dans ce contexte de compétition, ça ne fonctionne pas... ↩
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Le charisme, même si son nom à des connotation positive dans la société mondialisée, n'est pas quelque chose que l'on souhaite valoriser à Sidéropolis (la confiance immodérée en soi non plus d'ailleurs), puisqu'il n'est d'aucune aide pour choisir l'idée la plus intéressante. Le tirage au sort des représentant.e.s des idées permet cependant de réduire le risque qu'une idée ne passe que grâce au charisme des personnes qui la portent. ↩